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lundi 28 décembre 2009

A propos d'art contemporain

J’avais promis, il y a quelque temps déjà, un article concernant mes impressions sur l’art contemporain. J’ai du mal à structurer ces impressions, peut-être parce que ce qui appartient au domaine du sensible s’organise difficilement, sûrement parce que je suis peu douée pour une pensée rationnelle. Je demande donc à mes lecteurs toute leur indulgence.

En premier lieu, je souhaiterais dire qu’à mon avis, personne ne peut savoir avec exactitude ce qui se passe dans le cœur et l’esprit d’un artiste, ce qui n’empêche pas d’essayer de s’en approcher. Si l’artiste s’exprime dans ses œuvres et choisit un moyen autre que le discours qu’il est nécessaire de respecter, des critiques d’art proposent des accès aux œuvres non négligeables, surtout lorsqu’il s’agit d’entretiens avec l’artiste ou que le critique est lui-même un artiste. Leurs ouvrages permettent au « regardeur » de ne pas se confronter qu’à ses propres expériences et références, bien que l’artiste préfère parfois laisser ce champ de communication ouvert ou en l’état. On peut aussi observer que des historiens d’art, certainement dans un souci de lisibilité et de cohérence, ont recherché comment classer les mouvements artistiques successifs. Si l’effort est pédagogique et peut s’avérer utile, reste-t-il entièrement pertinent si l’on considère les personnalités impossibles à ranger dans une quelconque catégorie, surtout lorsque les artistes sont les initiateurs d’un bouleversement dont les prolongements perdurent sur plusieurs générations ? En même temps, il faut des repères pour pouvoir les nier.

Il me paraît essentiel de signaler l’importance de voir les œuvres dans leur « réalité » et non en reproduction. J’ai la conviction qu’on ne peut donner ses impressions, même vagues et incomplètes, qu’à partir de l’authenticité d’une vision directe.

Qu’ai-je apprécié dans les œuvres contemporaines que j’ai eu la chance de voir, plus souvent à Venise mais aussi à Rome, à Naples ou en France ? Pourquoi ne pas commencer par la dérision ? L’humour, s’il peut être décapant, proche de la tragédie, est souvent présent dans la création contemporaine, qu’il fonctionne sur des jeux de mots, des détournements de sens, l’utilisation d’objets du quotidien placés dans un contexte inhabituel parfois à la limite de l’absurde, des associations d’idées ou encore différents registres plus ou moins appuyés de provocation.

Prenons l’exemple du cheval empaillé de Maurizio Cattelan exposé à la Punta della Dogana à Venise. Cette sorte de Pégase sans ailes qui « va droit dans le mur » et en « perd la tête » surprend dans un premier temps. La surprise fait place immédiatement à l’interrogation. L’émotion liée à la présence physique de l’animal perturbe notre sens du réel habituellement diminué dans la vie aseptisée, édulcorée, calquée sur le virtuel que nous menons d’habitude. Nous plongeons directement, sans avertissement, sans initiation, dans la force plutôt brutale que dégage la matérialité d’un corps animal qui nous ramène à l’humain et à ses doutes.

Tout semble lié : l’humour et le drame, l’émotion et l’intellect, la référence à l’histoire de l’art et les nouveautés du présent, le flux du temps et la tentation de l’inaccessible, Eros et Thanatos, le mélange des genres, le foisonnement de la création et la rigueur des contraintes choisies. Comment dissocier l’indissociable, être témoin à la fois objectif et subjectif, montrer ce qui se passe sans prétendre que tout se vaut ?

Certaines œuvres m’ont enthousiasmée. Je cite – sans souci de chronologie, veuillez m’en excuser – la série de tableaux de Cy Twombly en référence à « Hamlet », « Fucking hell » de Jake et Dinos Chapman, « Play the glass » de Matsuda Hironi, « We are family » de Patricia Piccinini, « Against order ? Against disorder ? » de Michal Rovner, « Community » de Federico Lombardo, « 10000 lines » de Sol Lewitt, les oeuvres sans titre de Dan Flavin, « Dread » de Joshua Mosley, les photos de Nan Goldin, les peintures de Marlène Dumas, celles de Lucian Freud, les installations parfois évolutives de Giuseppe Penone. J’en oublie et j’en suis navrée. Pour d’autres, il me reste en mémoire l’œuvre, mais je ne peux me rappeler le nom de l’artiste. Ainsi je revois avec netteté cette « Marie-Madeleine » en cire livide, enlaçant devant son visage dissimulé et son corps dénudé d’immenses et vrais cheveux auburn, sculpture évoquant le cadavre et le fétiche, bouleversante, qui résumait tous les symboles attachés à sa représentation.

Les moyens utilisés sont multiples, de la technologie numérique à la peinture, du silicone au stylo feutre, du bronze à la vidéo, des matières organiques aux jouets, etc… Tous ont quelque chose à dire qui ne s’oppose pas tant que l’on voudrait parfois nous le faire croire mais se complète pour nous toucher plus sûrement.

Je vous remercie d’avoir eu la patience de lire cet article long et maladroit. Si la description détaillée des œuvres que j’ai citées car je les ai vues et aimées vous intéresse, je pourrai en parler dans d’autres articles.

16 commentaires:

Jean a dit…

Avoir la patience de lire cet article ?
Je veux bien avoir cette même patience un grand nombre de fois si c'est pour lire vos articles !

Il me semble comprendre ce que vous partagez au sujet du cheval empaillé .
Vous expliquez très bien !
".... ne pas être douée pour la pensée rationnelle ...???

Mais ...
J'aime beaucoup certaines oeuvres contemporaines,
j'adore vraiment les oeuvres d'Esteve, d'Alfred Manessier ,de Nicolas de Stael , d'Afro Basaldela ,de Hans Hartung , de Pierre Soulages ,de J.P Riopelle ,d'Alberto Burri ,de G. Matthieu , d'Henry Moore etc ...
J'aime quand je comprends , quand je trouve BEAU .

Mais l'emballage du Pont Neuf ou les choses qui sont dans la cour du Palais Royal...je ne peux comprendre ce qu'elles ont d'artistique !

"..Il me paraît essentiel de signaler l’importance de voir les œuvres dans leur « réalité » et non en reproduction. "

Je partage là totalement votre point de vue .
J'ai découvert Van Gogh vers l'âge de 15 ans .
J'en suis tombé amoureux .
J'étais particulièrement ému par le tableau représentant l'église d'Auvers sur Oise .
J'ai fait un grand nombre de copies de ce tableau à partir de reproductions .

Comme tous les jeunes de 20 ans , j'ai du faire le service militaire .
Pour les quatre derniers mois je fus affecté à Paris .

A cette époque là , les jeunes soldats pouvaient entrer gratuitement dans les musées .
J'ai usé et abusé de ce droit , surtout au Louvre et au Musée de l'Orangerie .

Le premier jour où je suis rentré dans ce musée , après avoir parcouru les pièces du rez de chaussée , j'ai emprunté l'escalier .
Sur le palier , énorme choc :
Le vrai tableau de l'église d'Auvers était là !
Un choc énorme !
Rien de comparable avec l'émotion ressentie devant les reproductions !
Je croyais tout connaitre de ce tableau ....

Merci pour ce long article !
Puis je me permettre d'insister pour qu'il ait une suite ?
Je ne sais pas si vous parviendrez à me convaincre complètement , mais je sais déjà que vous pouvez m'aider à diminuer l'étroitesse de certaines de mes convictions

Unknown a dit…

Merci Anne pour ce texte qui nous éclaire. J'irai visiter les oeuvres dont vous nous parlez si bien. Et comme si on allait ensemble au musée pour une visite, je me permettrai de vous poser des questions si certaines en soulèvent chez moi. J'avoue que je ne suis pas très "art contemporain" bien qu'à fréquenter les blogues de voyageurs tels que Norma C, Totirakapon, Martine, Béatrice et vous également, je m'éduque.

Bonne fin de journée et profitez bien de vos vacances.

Linda

Anne a dit…

Merci, Jean, pour votre commentaire. Henry Moore! Je l'aime aussi et je regrette de ne pas l'avoir cité. Mais vous le faites et c'est bien.

En ce qui concerne Christo et Daniel Buren, je ne partage pas votre avis. Vous ayant déjà exprimé mon point de vue dans mon article "courgettes à la Buren", je n'y reviendrai pas.

Je comprends votre émotion devant l'oeuvre de Van Gogh. Merci de me la faire partager.

Vous qui aimez la nature, vous devez également apprécier les oeuvres d'Andy Goldsworthy.
A bientôt.
Anne

Anne a dit…

Merci, Linda. J'aurai grand plaisir à discuter d'art avec vous. C'est l'avantage du blog, de pouvoir partager avec d'autres nos émotions et nos centres d'intérêt.
Je vous souhaite une très bonne soirée.
Anne

Evelyne a dit…

Anne, cet été je suis allée voir l'exposition de la collection Pinault à Dinard,accompagnée de Tatiana, et je dois avouer que je suis ressortie de cet endroit mal à l'aise et plutôt déçue.
Je suis de l'avis de Jean, j'aime l'art contemporain quand j'éprouve la notion de beauté à la vue de l'oeuvre.
J'ai regardé Cristo emballer le Pont Neuf et là j'étais touchée, Buren, j'ai du mal que ce soit à Paris ou à Lyon. Moore, Pollock, Rothko j'aime depuis toujours, je ressens leur quête spirituelle...mais devant Damien Hirst, que dire ? Et le Pape foudroyé ?
Chère Anne vous écrivez très bien, continuez ces échanges sont un bon moyen d'ouverture et de compréhension.Merci et bonne soirée.

Anne a dit…

Bonsoir, Evelyne. Votre commentaire appelle plusieurs observations. Tout d'abord, je ne crois pas que la notion de beauté apparaisse comme essentielle dans l'art contemporain. De plus, ses critères sont fluctuants.

Vous citez Rothko dont j'aime beaucoup les oeuvres(j'aurais dû le citer, merci de l'avoir fait): ce maître de la couleur incite à la contemplation. On "baigne" avec un infini bonheur dans des couleurs à l'énergie positive, apaisante. Est-ce de la beauté? Oui, non, quelle importance?

J'ai vu des oeuvres de Buren à Paris, bien sûr, mais aussi au CAPC de Bordeaux et à la Villa Medici à Rome: j'y ai trouvé le travail de reconstruction de l'espace extraordinaire. Là encore, j'étais enthousiasmée par ce que je voyais, je bougeais pour apercevoir différents plans, angles, perspectives (il n'était jamais possible de tout voir en même temps, ce qui interrogeait)et je ne me suis pas préoccupée de savoir si c'était beau ou pas. J'ai aimé ces oeuvres, en revanche.

En ce qui concerne Damien Hirst, son obsession morbide peut rebuter. Il faut peut-être la replacer dans son histoire personnelle (il a travaillé dans une morgue, je crois)et tenir compte du fait qu'il fait partie du marché de l'art et qu'il tient à y garder sa place prépondérante qui lui rapporte beaucoup. Ce n'est pas une justification, mais cela compte sans doute pour lui. Cela dit, montrer des animaux découpés voués à disparaître est une autre manière de prononcer "carpe diem" et d'exorciser des doutes bien humains. Qu'on soit d'accord ou pas sur la méthode est une autre affaire. On peut aussi se demander pourquoi notre époque a besoin de tant de provocation dans les apparences. Ce n'est sans doute pas le travail que je préfère, mais il suscite beaucoup de questions et, à ce titre, je pense qu'il est digne d'intérêt.

Rassurez-vous, je n'aime pas tout l'art contemporain. Ma "collection idéale" comporterait certaines oeuvres et pas d'autres. Cependant mon critère ne serait pas l'esthétique, mais ce que je ressens en profondeur et que j'ai du mal à expliquer. En revanche, je peux trouver intéressant quelque chose que je n'aime pas plus que cela.

C'est assez complexe et nous avons chacun des réactions différentes. Je suis ravie de les connaître et je vous remercie de me donner votre avis.

Je vous souhaite une très bonne soirée.
Anne

Unknown a dit…

Bonsoir Anne,
Je suis allée visiter les artistes dont vous nous avez parlé. J'ai vu trois directions suivant les artistes : la beauté, l'expérimentation et finalement la souffrance. Il m'a semblé que tous souhaitaient une réaction et non pas seulement un regard sur leurs oeuvres.
Cy Twombly est celui que je préfère, il ne souffre pas. Jack et Dinos Cahpman sont la douleur et la souffrance. On est cloué sur place.
Si vous en avez le temps et le goût, j'aimerais vous entendre sur « Play the glass » de Matsuda Hironi. Pour moi, c'est amusant mais j'y vois rien d'autre. Visiblement je manque le bateau.

Linda

Anne a dit…

Merci de votre question, Linda. Je vous réponds dans ma publication d'aujourd'hui.
Anne

VenetiaMicio a dit…

Chère Anne, vous le savez déjà, nous en avons discuté il y a quelques mois, j'ai des difficultés à définir l'art contemporain car toutes les productions contemporaines n'appartiennent pas l'art contemporain...et que dans mon esprit, moderne et contemporain peuvent être considérés comme synonymes.
Mon éducation artistique étant très simple, je voulais juste reprendre une citation de Leonardo da Vinci qui représenterait mes sentiments "la peinture est une poésie qui se voit au lieu de se sentir et la poésie est une peinture qui se sent au lieu de se voir "...

Anne a dit…

Merci pour cette belle citation, Danielle.
Anne

D'Art en Arts a dit…

Je n’ai pas une passion particulière pour l’art moderne, dans lequel, pour moi, le génie côtoie parfois la facilité…
Il m'est difficile de distinguer, dans une oeuvre de ce type, ce qui est effectivement créatif d'un effet de mode ou d'une recherche pseudo-intellectuelle.
Par exemple, en ce qui concerne Cy Twombly, je n'aime particulièrement pas ses sculptures ; en revanche, son œuvre, les Quatre Saisons, m’a profondément émue.
Bonne fin d'année !
Norma

Tintin a dit…

Cet article n'est ni long ni maladroit. Au contraire. Je trouve que vous parlez très bien de l'art contemporain et votre expérience, singulière certes, mais partageable, est très intéressante pour tous ceux qui vous lisent avec attention. Vous dites des choses très justes avec lesquelles je suis tout à fait d'accord, à savoir que rien ne remplace le contact physique avec les oeuvres. On ne peut absolument rien mesurer du talent de Louise Bourgeois, par exemple, si on n'a pas vu de ses propres yeux ses araignées géantes. La perception in situ est absolument requise. C'est le cas pour toute oeuvre d'art me direz-vous, mais je pense qu'on peut se faire une meilleure idée d'un Van Gogh conservé dans un musée américain à partir d'une excellente reproduction que d'une sculpture de Louise Bourgeois reproduite en deux dimensions dans un livre d'art! Vous avez raison ensuite de dire en réponse à Jean que le critère de la beauté n'est absolument pas central dans l'art contemporain (on aurait bien tort de trouver le bidet ou la Joconde de Duchamp beau, belle); pourtant c'est souvent au nom de l'absence de beauté qu'on rejette les oeuvres d'art contemporaines. Le fait que certaines oeuvres vous questionnent, vous déroutent, vous bouleversent, vous agacent, vous irritent, vous amuse, c'est tout cela qui est intéressant et c'est cela que vous traduisez si bien dans votre billet. Je vous l'avais déjà signalé, mais quitte à me répéter, je vous conseille vraiment le livre d'entretiens de Luc Boltanski et de Catherine Granger, vous y trouverez un formidable écho à votre billet. J'aime bien également ce que vous dites sur la variété des supports et des matériaux... non, tout cela n'est pas maladroit. Continuez, on souffre vraiment trop des gens qui pontifient sur l'Aaaaart ou qui en parlent avec des idées toutes faites...

Anne a dit…

Bonjour, Norma, je suis ravie de vous savoir de retour. Je vais vite aller voir votre blog!
"Le génie côtoie la facilité": on n'est jamais sûr de rien, sauf de ce qu'on ressent face à une oeuvre et n'est-ce pas l'essentiel? Tout le monde n'est pas touché de la même manière ou par les mêmes oeuvres, tant mieux, car l'inverse serait terrible. Je crois que l'art est un pari extraordinaire sur la vie et que l'artiste qui s'y risque peut utiliser les moyens qui lui paraissent les meilleurs, même, pourquoi pas, ceux d'une facilité apparente. Cela ne signifie pas que tout se vaut. En tout cas, c'est passionnant!
Anne

Anne a dit…

Merci, Jean-Michel, votre commentaire me réconforte beaucoup. L'art contemporain me passionne. Je comprends qu'on puisse parfois émettre des réserves, si elles expriment de la sincérité et une franchise qui cherche à comprendre. Merci aussi de citer Louise Bourgeois, une référence forte.
Anne

Tintin a dit…

Ce n'était pas Catherine Granger, mais Catherine Grenier dont je parlais. Vous aurez rétabli...

Michelaise a dit…

J'avais, pour commenté, commencé un long texte qui promettait de se liquéfier... le sujet me passionne toujours et j'ai préféré en faire un article, puis une série d'articles (un seul aurait été trop touffu) que je vous dédie Anne !!