Paul a pris sa retraite.
Paul a été, durant plusieurs années, un de mes professeurs d'arts visuels à Angoulême. Il enseignait des notions de couleur et de perspective. Le mercredi matin, j'arrivais à son cours encombrée de mon grand carton à dessin, mes crayons, mes pinceaux, mes pots de peinture, des chiffons, bref, tout le matériel nécessaire au bonheur de dessiner et de peindre.
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Paul professait l'exigence à chaque étape d'un travail et jusque dans les moindres détails : il fallait chercher la nuance la plus juste et l'exactitude du geste, par exemple. En même temps, il était possible d'oser des pratiques plastiques inspirées de la liberté de Dada. Dans notre démarche d'élèves, l'attention la plus grande aux manifestations sensibles de la lumière devait nous amener à la recherche constante de la qualité de la couleur, non seulement dans notre peinture, mais aussi et surtout à l'intérieur de nous-mêmes. C'est grâce à Paul que j'ai découvert Morandi et Rothko.
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L'ambiance des cours de Paul était paisible, concentrée, orientée vers la délicatesse d'âme. Paul prenait le temps de discuter avec chacune d'entre nous : d'art, bien sûr, mais il échangeait aussi, avec beaucoup de bienveillance et de douceur, des paroles plus personnelles. C'est ainsi que nous avions parlé de Venise, Bologne, Procida, des villas palladiennes le long de la Brenta, de Venise et encore de Venise. Paul possédait un bateau, quelque part en Bretagne, et il naviguait vers de belles destinations chaque fois qu'il en avait l'occasion.
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Il nous donnait peu d'indications, malgré nos questions, mais il délivrait juste les informations indispensables au moment où il le fallait et nous invitait à découvrir le reste de par notre propre initiative. Cette forme d'accompagnement, cette discrétion volontaire, constituaient la meilleure méthode d'enseignement : celle qui n'abîme rien, qui fonde des repères solides et durables, qui ouvre l'esprit et donne le goût d'un inconfort favorable aux nouvelles expériences. Je n'ai rien oublié de ce que j'ai appris au cours de Paul et je lui suis infiniment reconnaissante de sa patience, sa gentillesse, sa générosité intellectuelle.
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A son cours, nous apportions parfois des objets que nous aimions : des coquillages, des tissus, des reproductions de nos artistes préférés. Il agissait de même, complétait nos collections destinées à la discussion et à l'étude en nous instruisant d'histoire de l'art vivante, c'est-à-dire en nous proposant de réfléchir sur les rapports entre l'art et la vie des hommes dans leur histoire, passée et contemporaine.
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Paul nous montrait aussi que les choses paraissant modestes sont souvent riches d'intérêt. Qui mieux que lui aurait pu nous faire comprendre la subtilité des blancs nacrés de l'intérieur d'une coquille d'huître, les merveilleuses irisations de la peau d'une sardine, les transparences et les brillances de bocaux et de vases en verre ou en métal que Vermeer aurait appréciées ?
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A différentes périodes de l'année, Paul nous apportait des fleurs. La saison venue, nous disposions d'un pot de cyclamen pour trois ou quatre élèves. Leur vigueur, leur droiture élancée vers la lumière, la fragile et forte ordonnance de leurs pétales à l'admirable torsion géométrique, compensaient leur apparente modestie. Un beau symbole d'élégance, de sensibilité et de réflexion, à l'image de Paul. C'est pourquoi, afin de lui rendre un hommage sincère, j'ai choisi de peindre un cyclamen que je vous présente aujourd'hui.
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acrylique sur toile, 50x65cm
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Je souhaite à Paul une heureuse retraite, propice à l'art, à la création, aux voyages.
Peut-on imaginer qu'il a toujours refusé de montrer son travail d'artiste ? Ce fut pourtant le cas. Non seulement il n'exposait pas, mais jamais nous n'avons réussi à voir ne serait-ce qu'une photo d'une de ses oeuvres. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé de savoir, en nous y prenant de l'allusion la plus légère à la demande la plus directe.
La mer et la Bretagne ont des mystères qu'elles ne délivrent pas, mais les regrets liés à l'ignorance d'un secret n'entretiennent-ils pas l'imaginaire ?
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14 commentaires:
Nos Maitres nous saluent...
Bel hommage à cet enseignant des Arts qui a prolongé sans doute un talent secret au travers de ses apprenants.
L'essentiel dans ces êtres de choix c'est le chemin qu'ils nous montrent sans force pour mieux rencontrer notre intériorité,nous dévoiler nos propres émotions, développer notre sensibilité, elles aussi bien mystérieuses et cachées.
Bonne journée Anne
Je vais à la Poste du village...
Bel hommage ! C'est le cours que je voudrais pouvoir suivre, et c'est un enseignant que j'aurais voulu connaître ! D'ailleurs, les résultats sont là : tu as bien retenu la leçon sur les lumières et les dégradés ... Bravo !
Anne,
Votre hommage est très émouvant..et votre" cyclamen' très réussi...je souris car...dans le temps , c'est-à-dire du temps des "carnets de poésie "que l'on se passait d'amies en copines, invariablement je dessinais un pot de cyclamens...j'aime beaucoup ces fleurs dont vous parlez si bien.
un magnifique hommage, Anne.. pour un professeur méritant.
(de moins en moins nombreux, les profs... et la reconnaissance des élèves)
"Ces êtres de choix qui nous montrent le chemin" : oui, Martine, et c'est pourquoi ils nous sont si chers et nous ne pouvons les oublier.
Anne
Oui, Gine, tu aurais aimé le cours de Paul, j'en suis certaine. Bonne soirée!
Anne
Merci, Danielle. Je suis très contente que vous aimiez vous aussi les cyclamens ; nous voici un point commun supplémentaire, avec le dessin, l'écriture et...Venise, bien sûr!
Je vous souhaite une très bonne soirée.
Anne
Elfi, peut-être que beaucoup plus d'élèves qu'on ne l'imagine éprouvent, à des degrés divers, de la gratitude envers des professeurs qui leur ont apporté quelque chose, mais on n'ose pas toujours remercier, on ne sait pas vraiment comment s'y prendre, l'émotion est trop forte ou, lorsqu'on prend conscience de ce sentiment de reconnaissance, les années ont passé et il est trop tard.
Bonne soirée!
Anne
«Adieu, monsieur le professeur»... vous vous souvenez de cette chanson? Je me demande souvent à quoi ressemblera ma dernière heure de classe. Il arrive, mais très rarement, que des étudiants remercient comme vous le dites. Il est vrai, toutefois, que vous avez eu l'occasion de développer un rapport privilégié avec cet enseignant d'exception à travers une matière que vous aviez choisie d'étudier. Mais un enseignant peut faire toute la différence;
une petite anecdote pour vous le démontrer.
Enfant, je dessinais beaucoup, recopiant souvent des personnages que j'appréciais et que j'accompagnais de textes de mon cru. J'étais et je suis toujours une adepte de la BD, tout particulièrement de l'école de la ligne claire. Au primaire, je devais avoir neuf ou dix ans, une enseignante déchira mon dessin parce que j'avais copié Idéfix que j'aimais tout particulièrement. Cela m'a complètement inhibée pendant des décennies dans le domaine du dessin, et je disais à qui voulait l'entendre que je n'étais vraiment pas douée.
Une de mes étudiantes qui préparait à la fois le diplôme de sciences pures et celui d'arts plastiques m'a dit un jour, alors que nous discutions peinture, car je lui avais demandé de faire une toile pour mon bureau : «Tu sais, peut-être que tu ne deviendras pas une grande artiste, mais tout le monde peut faire du dessin d'observation!» Et je me suis acheté une gomme, un crayon à mine HB et une tablette et je me suis mise à dessiner! Et je ne suis pas mauvaise du tout! Et cette activité est un monde qui m'absorbe complètement. Le dessin développe l'oeil du photographe et la photographie est parfois un passage obligé pour dessiner les animaux!
Excusez la longueur de ce commentaire que vous n'êtes au demeurant pas obligée de publier si vous le trouvez trop bavard, mais j'avais envie de vous raconter ce qui me semblait un complément à votre hommage.
Célébrons les bons enseignants et souhaitons que ceux qui n'ont pas la fibre pédagogique très développée passent leur chemin plus souvent qu'autrement!
J'espère que vous continuerez à peindre, car ce que vous présentez, dans ce billet, montre beaucoup de sensibilité pour le rendu des nuances de la couleur qui constitue un monde sans fin à explorer!
Bon Noël à vous!
Un bien bel hommage pour un enseignant qui semble avoir beaucoup compté pour vous. Je le comprends, je le devine à travers ce que vous écrivez, même si les mots touchant cet enseignement restent pour moi assez énigmatiques. Votre cyclamen est très touchant, lui aussi. Je m'en suis offert un pot il y a peu, je trouvais que ces fleurs, par leur délicatesse, évoquaient un origami.
Bonnes fêtes de Noël à vous,Anne.
Merci beaucoup de votre témoignage, Marie-Josée. Je suis très touchée de ce que vous écrivez et je vous félicite d'avoir repris le dessin. "Cette activité est un monde qui m'absorbe complètement" :comme je vous comprends! Et c'est merveilleux, n'est-ce pas?
Vous évoquez les rapports entre la photographie et le dessin, l'un enrichissant l'autre en ouvrant davantage le regard; je suis d'accord avec vous et j'étendrai même cette observation à la sculpture, par exemple : le volume, l'équilibre, savoir ce qui se passe "derrière", cela aide aussi à comprendre et à affirmer le dessin, l'espace, la construction de l'image. Tout cela est passionnant, une vie n'y suffit pas et j'aime cette idée d'un domaine illimité.
Bonnes fêtes de fin d'année!
Anne
Merci de votre commentaire si gentil, Odile. Je suis contente que vous aimiez les fleurs de cyclamen; avec Danielle d'"Album vénitien",nous sommes donc trois à les apprécier.
Joyeuses fêtes à vous!
Anne
Les enseignants peuvent faire et défaire des vies. Heureusement pour vous Anne que Monsieur Paul vous a encouragé à exprimer librement votre créativité. Votre cyclamen empreint de sensibilité, est un bel hommage à lui faire et termine ce billet avec grâce.
Bonne journée.
Linda
Merci de votre commentaire et de votre gentillesse, Linda. Votre première phrase est très forte et je ne pense pas que les enseignants, heureusement, aient de tels pouvoirs. Les meilleurs, comme Paul, influent sur notre ouverture d'esprit et nous mènent sur le chemin de la découverte. Mais ils ne sont pas responsables de nos vies et nous gardons notre libre-arbitre.
Je vous souhaite une très bonne journée.
Anne
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